• 1e chapitre de Larmoyante (Tome 1)

    Chapitre 1 : L’Hippocampe d’Azur

     

    L’homme avançait à l’aveuglette dans la ruelle froide et étroite. À cette heure tardive, les bourgeois dormaient paisiblement sous leurs douces couvertures de plumes, l’estomac plein, dans les beaux quartiers encore lumineux de la Haute Cité. À cette pensée, l’homme eut une grimace de dégoût, avec peut-être, au fond, un soupçon d’envie. Il avait coutume de ne s’autoriser que quelques heures de sommeil par nuit, quand par miracle son travail lui permettait de se reposer. Mais cette nuit, dormir était un luxe qu’il ne pouvait pas même espérer envisager. 
    Il frissonna et serra un petit peu plus les pans de son manteau contre lui, dans une vaine tentative de retenir un peu de chaleur humaine. Malheureusement, il ne venait pas voir un bourgeois. 
    Perdu dans ses pensées, il esquiva sans y penser une flaque d’eau croupie et frémit devant l’épouvantable odeur d’urine et de pourriture que charriait à présent la brise nocturne. Comme un phare dans la tempête, les relents nauséabonds lui indiquaient qu’il approchait du but. Bientôt, il aurait rejoint sa luxueuse villa de la Haute Cité et retrouvé son merveilleux bureau de chêne centenaire frotté d’huile de vanille où s’entassait toute sa paperasse. À la seule pensée de cette félicité, il poussa un soupir nostalgique. 
    Il tourna à droite et emprunta la rue des Égorgés qui le conduisit en pente douce à travers le dédale des ruelles du bas quartier jusqu’au canal. Il n’était pas encore sur les rives que lui parvenait déjà le brouhaha caractéristique des auberges et tavernes pleines à craquer d’ivrognes excités par l’alcool. L’homme respira un bon coup, s’intimant de toutes ses forces de ne pas abandonner si près du but. Il songea à la somme rondelette que lui avait promise son employeur. S’il réussissait cette fois-ci, il n’aurait plus à se soucier de rien. Une simple question. Juste une question et tu seras tranquille pour le restant de tes jours, souffla une voix dans sa tête. 
    Il ne pouvait laisser passer une aubaine pareille. C’était le genre de chance qui ne se présente qu’une seule fois dans une vie. Il aspira une nouvelle goulée d’air nauséabond aux relents d’alcool bon marché, puis il s’avança sur les quais. Par trois fois, il manqua de vomir sur les pierres inégales. 
    Dans la rue des Égorgés, étroite et bordée de hautes maisons à colombages, le vent peinait à se faufiler jusqu’à ses narines, et l’odeur, bien qu’infecte, était supportable. Mais à présent qu’il se trouvait sur les bords du canal, dans cette rue large et dégagée, le vent transportait avec facilité les odeurs de mauvaise bière, de viande frite dans de l’huile rance et d’eau croupie. Il lui fallut quelques minutes pour se ressaisir et se risquer plus en avant sur les quais. 
    Le spectacle était affligeant : contre les murs des tavernes, assis à même le sol dans la crasse de la chaussée, des ivrognes en haillons cuvaient leur vin dans un sommeil agité ponctué de ronflements sonores et de quelques agitations qui leur faisait monter la bave aux lèvres. Des culs-de-jatte et des estropiés abordaient les quelques rares passants dans l’espoir d’obtenir une ou deux pièces qu’ils iraient ensuite dilapider en cruchons de bière ou sachets de poudre hallucinogène. Des prostituées en tenues négligées et au maquillage outrancier interpellaient les rares marins qui naviguaient encore sur le canal, à grand renfort de cris et de baisers. 
    Tâchant d’esquiver du mieux possible toute cette racaille, l’homme avançait d’un pas rapide en longeant les murs décrépis. À chaque nouvelle auberge, il levait la tête pour déchiffrer l’enseigne qui grinçait dans le vent. Une taverne du port, lui avait dit son employeur, au nom de l’Hippocampe d’Azur. Elle ne devait pas être trop difficile à trouver…
    Un cul-de-jatte agrippa le long manteau noir de l’inconnu. La capuche s’abaissa, dévoilant le visage d’un homme d’âge mûr aux cheveux courts et grisonnants, tombant en mèches filasses sur ses épaules. Un front large et légèrement bombé surplombait un nez aquilin et une paire d’yeux couleur écorce. Tout, depuis l’éclat des pupilles jusqu’au plis dédaigneux de la bouche, désignait un homme habitué à être obéi. 
    — La charité, m’seigneur ! supplia-t-il d’une voix rauque. 
    L’homme se dégagea d’un coup de pied dans la caisse roulante de l’infirme qui l’envoya un mètre plus loin. Il vociféra une insulte dans une langue que l’homme ne comprit pas mais qu’il reconnut comme l’un des dialectes des îles d’Outremer. Le mutilé venait de loin. 
    L’homme leva une nouvelle fois la tête, et poussa un soupir de soulagement. L’Hippocampe se trouvait à vingt mètres. Il se remit en marche, ragaillardi à l’idée que dans quelques heures, il serait de retour dans sa villa. Un mince sourire osa même effleurer ses lèvres.
    La taverne de l’Hippocampe d’Azur était de loin la meilleure auberge du quai nord, et cela ce voyait : les murs étaient peints de blanc, même si l’habitude des clients à se soulager dessus les avaient rendus jaunâtres, l’enseigne tenait encore sur ses deux gonds, tout comme la porte, et elle possédait encore quelques carreaux en un seul morceau.
    À l’intérieur, un feu flambait dans la cheminée où rôtissaient de belles pièces de viande sans trop de graisse. Il y avait de vraies tables (pas comme les vieilles caisses retournées où l’on était contraints de s’asseoir d’habitude), on était toujours à peu près sûr que personne n’avait craché dans la bière avant le service et la nourriture était souvent comestible. Bref, malgré le grand nombre de tavernes qui poussaient sur les quais, l’Hippocampe d’Azur ne désemplissait pas et la salle était toujours comble. 
    L’homme poussa la porte et s’arrêta un moment sur le seuil, aveuglé par la soudaine luminosité, en contraste douloureux avec l’obscurité de l’extérieur. Il cligna des yeux et détailla la salle du regard ; au fond, la cheminée avec sa petite réserve de bois, le comptoir à sa droite avec son volumineux patron et les tables branlantes avec leurs divers clients. Et tout au fond, sur la gauche, tellement effacé que l’on avait l’impression qu’il voulait se fondre dans le mur, l’escalier. Sombre et discret, exactement comme on le lui avait décrit. L’homme réprima un sourire victorieux. Sa mission était loin d’être terminée. 
    Il se faufila entre les tables et se glissa jusqu’au comptoir où il s’accouda d’un air décontracté. Il commanda un verre de vin rouge et, pendant que le patron s’affairait à le satisfaire, il laissa son regard se tourner à nouveau vers l’escalier. 
    Sa - faible - connaissance des sciences magiques lui permit de sentir la présence d’une créature issue d’Elle en haut des marches. Il respira longuement. Il détestait faire usage de la Magie, les sortilèges le laissaient vide et tremblant. N’étant pas un magicien à part entière, il n’avait jamais eu la chance de posséder un bâton et, sans le concours du précieux artefact, la Magie puisait en lui l’énergie nécessaire pour accomplir ce qu’il lui demandait. 
    Il espéra très fort que la créature ou le jeteur de sorts serait d’humeur pacifique - mais il en doutait fort. 
    Le barman revint avec son verre plein d’un liquide noir rougeoyant. L’homme le saisit et le vida d’un trait. La liqueur le requinqua et il se sentit moins nerveux.
    Il jeta quelques pièces sur le comptoir que le patron eut tôt fait de faire disparaître dans une poche de son tablier crasseux. Puis il retourna à sa vaisselle non sans avoir jeté un regard soupçonneux à l’inconnu. Malgré la simplicité de leur coupe, la qualité de ses habits paraissait déplacée dans cet endroit miteux.
    L’homme ne lui accorda aucune attention. Il avait d’autres préoccupations. Il abandonna le comptoir et se dirigea vers l’escalier, jetant au passage un coup d’œil en arrière pour s’assurer que personne n’avait l’intention de le suivre. 
    Le barman se détourna, en marmonnant une vague formule rituelle destinée à tenir le mauvais sort en arrière. On le payait grassement pour héberger la petite affaire, mais il refusait de savoir ce qui se tramait là-haut. En ce bas monde, qui ne sait rien ne risque rien…

     

    Parvenu en haut de l’escalier, l’homme s’immobilisa, cherchant dans l’air la trace de son confrère de sortilèges. Il n’était pas loin. 
    L’inconnu se trouvait dans un couloir sombre et étroit, aux murs de rondins. Sans les quelques rares traces de pas récents qui trouaient l’épaisse couche de poussière qui recouvrait le sol, l’homme aurait été tenté de croire que plus personne ne s’était aventuré ici depuis très longtemps. 
    Ses yeux s’accoutumèrent rapidement à l’obscurité et il avança un peu plus loin dans le couloir. Au fond, un mince rai de lumière tremblotante filtrait par-dessous une porte. Il laissa échapper un léger soupir de soulagement ; il était arrivé. Les bruits de la salle ne parvenaient pas ici et seul le bruissement de sa cape sur le sol poussiéreux troublait le silence oppressant. L’homme frissonna. 
    Il sursauta quand la porte s’ouvrit d’un seul coup et faillit rebrousser chemin. Seule la pensée de sa fortune prochaine l’en empêcha. La soudaine luminosité, après l’obscurité, lui interdit de voir le nouvel arrivant. Il ne put le distinguer que lorsque celui-ci referma la porte. 
    C’était une femme de petite taille, dont la longue chevelure cascadait librement dans son dos. Elle avança vers l’homme et il put voir son pagne vert feuille et ses cheveux d’une belle couleur argentée. Une fée sylvestre. Il se contracta. Il aurait pu aisément la mettre hors course, mais le sort l’aurait jeté tremblant sur le sol. 
    La fée s’approcha de lui et porta à sa bouche une sarbacane armée et certainement empoisonnée. Contrairement aux mages, même de moindre niveau, comme l’homme, elle ne pouvait sentir les courants de Magie qui circulaient dans les corps des autres créatures vivantes. Aussi, elle avait raison de se méfier de tout comme elle semblait le faire, car n’importe quelle personne pouvait cacher un redoutable sorcier.
    Il leva prudemment les mains pour montrer qu’il n’était pas armé. Elle sembla un peu rassérénée, mais elle garda la sarbacane braquée sur lui. La porte s’ouvrit de nouveau et un homme sortit de la pièce. C’était un mage, l’homme le sentit tout de suite ; il était si puissant que la Magie créait comme une aura menaçante autour de lui. L’homme déglutit avec difficulté. Une fée était une chose, mais un sorcier d’un niveau aussi élevé que celui-ci en était une autre. Si les événements tournaient mal, il ne pourrait pas même songer à l’affronter, il aurait été mis au tapis en moins d’une minute. Le sorcier plissa les yeux et s’adressa à voix basse à la créature, dans un autre dialecte étrange, que l’homme ne comprit pas - décidément, cette mission avait un peu trop tendance à lui dévoiler ses lacunes. La fée écouta attentivement, puis, de sa main libre, elle répondit par un rapide enchaînement de signes qui restèrent obscur pour le visiteur. 
    Finalement, le magicien se tourna de nouveau vers lui et le fixa de ses yeux noirs brûlants comme de la braise. 
    — Partez, siffla-t-il. Vous n’avez rien à faire ici. 
    — Je… je viens proposer une affaire à votre employeur, débita l’homme à toute vitesse.
    La fée baissa un tout petit peu son arme, l’air soupçonneux. Elle regarda le sorcier, fit quelques gestes, auxquels il répondit par un haussement d’épaules indifférent. Elle le détailla encore une seconde, puis fit signe à l’homme de la suivre. Elle poussa la porte et s’effaça pour le laisser entrer. 
    L’inconnu savait que ce n’était pas par politesse.
    La pièce était petite et seulement éclairée par une ou deux bougies. Elle était meublée d’un simple lit et d’une grande malle à vêtements sous une fenêtre en ogive qui donnait sur le ciel piqueté d’étoiles. Dans un coin, une armure complète d’un vert émeraude étincelant et une cotte de maille en fines écailles d’acier luisaient dans la pénombre. Le heaume était orné d’une crête dorée d’allure reptilienne. Elle correspondait bien à la description qu’on lui avait faite. 
    Un homme était assis sur le rebord de la fenêtre et regardait la rue, en contrebas. Quand la fée toussota, il se retourna et esquissa un mince sourire.
    Grand et élancé, il paraissait plutôt jeune même si la lumière dansante des chandelles jetait sur son visage des ombres qui le vieillissaient. L’homme lui donna une trentaine d’années. Certaines mèches de ses longs cheveux bruns étaient tressées et ornées de petits anneaux d’or fin. Il était vêtu d’une simple tunique noire et de bottes de la même couleur qui lui montaient jusqu’aux genoux. La dague pendue à sa ceinture était ornée d’une tête de dragon en or. Un dragonnier.
    La fée sylvestre s’était mise en retrait et attendait, sa sarbacane prête à intervenir s’il se passait quelque chose. L’homme savait que la sarbacane comme celle que possédait la créature était l’arme de prédilection des guérisseuses, pas des guerrières. Mais il savait aussi que si une seule flèche l’atteignait, il mourrait immédiatement. Aussi garda-t-il un œil fixé sur la petite fée et prit-il bien garde à ce qu’aucun de ses gestes ne fût interprété comme une menace. 
    — Qui vous a envoyé ? demanda le dragonnier.
    Son ton ne portait pas trace d’animosité, simplement une franche curiosité. L’homme hésita cependant à répondre. Mais après réflexion, il se dit que son employeur ne lui avait jamais demandé de conserver son anonymat et que de toute façon, il risquait fort de ne plus jamais pouvoir s’excuser s’il ne répondait pas à toutes les questions de cet homme. Il opta pour un compromis. Le dragonnier le comprendrait assurément, mais ce ne serait pas le cas d’un éventuel espion.
    — Le Faucon, dit-il finalement.
    Un sourire naquit sur les lèvres du dragonnier.
    — Et que veut-il ? l’encouragea-t-il. 
    — Il… il veut que vous retrouviez Larmoyante.
    — Rien que ça ! s’exclama le chasseur de primes. Il a perdu l’esprit. Et que peut-il bien vouloir en faire ?
    — Cela ne vous regarde pas, monseigneur, fit l’homme d’une voix tremblante, en priant pour que cette petite démonstration de courage ne fût pas la dernière de sa vie. 
    Le dragonnier retourna s’asseoir sur sa fenêtre et fixa le ciel étoilé. 
    L’homme attendit patiemment qu’il veuille bien reprendre la parole. 
    — Combien me paierez-vous ? demanda-t-il d’un ton incertain.
    — Mille couronnes. Et nous vous sortirons de ce trou à rats.
    Le chasseur de prime ne répondit pas tout de suite. Il réfléchit pendant un moment, puis se tourna de nouveau vers le messager :
    — Je veux cinq mille couronnes et mille d’avance dès que vous pourrez. En contrepartie, je vous trouve Larmoyante dans les plus brefs délais et le plus discrètement possible.
    — Cinq mille couronnes ! C’est du vol !
    — Vous ne trouverez personne d’autre que moi qui ait les compétences nécessaires pour faire ce que vous demandez. Et le Faucon a largement de quoi payer cette somme. C’est vous qui voyez.
    Le sorcier hésitait. Il savait que son employeur avait largement les moyens de payer le chasseur de prime, mais en apprenant qu’il n’avait pas même essayé de faire baisser les prix, ne serait-il pas tenté de baisser ses propres honoraires ? Mais si son mandataire apprenait que le dragonnier avait refusé de chercher Larmoyante, il risquait fort de passer les prochaines années dans une misère noire.
    Il soupira.
    — C’est d’accord.




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